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Après Adieu Ramasse et Tchao Pampa, Yves Bourron livre, avec Rouge Montagnes, le troisième tome de sa saga, Soleil de mai. Après avoir traversé la Grande Guerre, Juan s exile avec Marie en Petite Kabylie. Sur les Hauts Plateaux de Mohand et de Nadia, les instituteurs voient monter les élans du nationalisme algérien qui débouchent sur le tragique défilé du 8 mai à Sétif. Pendant ces années, la Maurienne est traversée par la guerre. À l envahisseur italien de juin 40, succède l occupant allemand. Les combats continuent sur les cols et, au fond de la vallée, les villages sont détruits, l hôtel de Clémence incendié. En ce printemps 1945, Christian, petit-fils de Joseph, se bat au Mont Froid, sur le lieu même qui a vu partir son grand-père, en Argentine. Dans la haute vallée mauriennaise comme sur les plateaux de l Atlas, le jour de l armistice est Rouge. Rouge sang comme les Montagnes. (Voir*).

 

Ils en parlent…

Rouge Montagnes, roman dont l’action se passe principalement en Algérie, est le troisième volume d’une saga déjà fameuse d’Yves Bourron qui suit minutieusement entre 1880 et 1945 trois générations de héros ordinaires confrontés aux soubresauts et tragédies furieuses de la grande Histoire. Ce troisième volume se lit très bien sans avoir découvert les deux premiers ; gageons cependant que le lecteur se précipitera pour le faire. Il fera alors connaissance dans Adieu Ramasse, succès de librairie maintenant en livre de poche, d’une première génération autour de Joseph, futur patriarche, confrontée aux bouleversements apportés dans la haute vallée savoyarde de la Maurienne par le train et l’hydro-électricité. Joseph, après s’être dressé jusqu’à la violence contre un progrès qui détruisait son monde traditionnel doit s’enfuir en Italie puis s’exiler en Argentine comme le feront nombre de Mauriennais. Dans Tchao Pampa, nous suivons le pauvre charron dans ses premières tribulations d’immigrant, puis dans sa réussite d’éleveur dans la colonie de San José : il laissera à ses trois fils une riche estancia dans les immensités de la pampa. On suit également l’étonnante odyssée des petits Savoyards en terre argentine. En fin de vie, juste avant la grande guerre, Joseph désigne son fils Juan pour remplir au pays natal une délicate affaire de mémoire. Juan est pris malgré lui dans la tourmente de la grande guerre et survit à l’horreur des tranchées. Revenu en Haute Maurienne, il y rencontre l’institutrice Marie, devient lui-même enseignant et tous les deux décident d’exercer leur beau métier au service des plus pauvres en Algérie.

Après la Savoie et l’Argentine, débute donc leur aventure algérienne aux confins des Hautes Plaines et de la Petite Kabylie, d’abord à Sétif puis, par mesure de rétorsion de l’administration effrayée par leurs initiatives, à l’ex-Périgotville – aujourd’hui Aïn el-Kebira, à 27 km au nord-est de Sétif. A Sétif, Juan retrouve un ami des tranchées, Mohand, poilu rescapé comme lui. Pendant plus de vingt ans leurs liens se maintiennent vaille que vaille sur fond des élans grandissants du nationalisme algérien qui déboucheront sur les tragiques massacres de mai 1945.

Au même moment Christian, le fils de la troisième génération, se bat au Mont Froid en Maurienne sur les lieux même qui ont vu la fuite de Joseph son grand père ; pour tous ces hommes et femmes de bonne volonté, le jour de l’armistice sera rouge, sur les plateaux de l’Atlas comme dans la haute vallée de Maurienne : rouge sang, comme le ciel au crépuscule, rouge du sang que font inexorablement couler la folie meurtrière des hommes, leur instinct de lucre et de domination, leurs machines à exclure et à humilier. Les héros de Rouge Montagnes revenus de ce qui devait être la « der des der »vont donc vivre, à la fois dans la conscience et l’impuissance, la préparation des nouvelles violences du siècle et voir l’effondrement des amitiés entre communautés quand l’une est opprimée et sans espoir.

Avouons-le : nous avons été de prime abord méfiants devant la tentative d’Yves Bourron de situer en Algérie, terrain où la mémoire n’est pas apaisée, la suite de sa saga : allions-nous être assommés de cours d’histoire encyclopédiques ou pédants, ou replongés dans les joliesses nostalgiques et illusoires des romans coloniaux, voire même subir un discours militant plaqué sur des personnages stéréotypés ? Cette méfiance s’est très vite dissipée tant la construction, aussi méticuleuse qu’invisible du récit, la description subtile et sans complaisance des relations, l’intégration originale des références historiques et la qualité de l’écriture retiennent une attention chargée de plaisir et d’émotion. Un équilibre est trouvé entre l’évocation précise de grands évènements, qui satisfera les historiens les plus exigeants et le récit de la vie quotidienne des personnages et de leur communauté pendant l’entre deux guerres et jusqu’en 1945, dans l’impitoyable et immuable différence de statut qui privilégie les uns et humilie les autres.

Dès leur arrivée à Sétif, Juan et Marie se donnent avec passion à leur travail ; ils innovent, élargissent, malgré des consignes pas toujours écrites, le recrutement « indigène », filles et garçons qu’ils se débrouillent pour nourrir ; très vite ils s’affrontent aux autorités académiques frileuses et aux petits colons apeurés qui déjà construisent leur bunker. Ils doivent aussi faire face aux magouilles des notables locaux qui veulent accaparer les places offertes aux plus pauvres. Son compagnon des tranchées Mohand est employé à la pharmacie d’un certain Ferhat Abbas dont on suit la radicalisation à la suite de ses efforts vains pour ouvrir un peu le système. Marie devient aussi l’ami de Nadia et les deux familles se fréquentent et se soutiennent avant que la chape de plomb coloniale les éloigne et les oppose.

Dans leur adolescence et leur jeunesse frémissante, leurs enfants connaissent entre eux leurs premiers émois amoureux. Christian l’aîné de Juan aime Fatima qui lui rend cet amour ; la jeune fille sera finalement mariée à un parent, loin de son roumi. Aziz, fils de Mohand, s’éprend de l’indomptable et entreprenante Céline, fille d’un petit colon lui aussi venu de Maurienne. Les deux jeunes gens vivent à Alger un amour passionné malgré l’hostilité de leur entourage – cet amour connaîtra une fin tragique. Aziz, déjà engagé dans le mouvement de libération, abandonne ses études de médecine pour s’engager dans l’armée et apprendre sur le tas ce qui lui sera utile dans sa future lutte ; il deviendra un héros de la campagne d’Italie.

Le point d’orgue de ces émouvantes histoires croisées est aussi un point final : nous retrouvons tous les personnages dans le récit fidèle, honnête et précis des massacres de Sétif en Mai 1945. Aziz en sera une des premières victimes. C’est dans des flots de sang que se noient les espoirs ou plutôt les illusions sur ce qui ne pouvait être vécu dans l’oppression : les Français sincères et généreux poursuivront donc leurs engagements sur le sol de leurs ancêtres et les révoltés survivants leur combat pour la libération.

Yves Bourron a été dans sa vie professionnelle un homme d’images. Auteur de trois manuels de référence sur les techniques audiovisuelles, il réussit à transposer dans l’écriture ce regard acéré sur les grands évènements et les petits bonheurs qui nous attache directement aux personnages et nous fait littéralement vivre leur quotidien : colorées et sensuelles les images restituent la beauté des corps et des paysages comme la douleur des exclusions. Ainsi les excursions à Djemila la romaine brillent des lumières qui exaltaient déjà Camus et rarement l’explosion des passions dans le grouillement d’Alger la blanche n’a été évoquée avec tant d’intensité. La bienveillante compréhension accordée à chacun donne la mesure de l’amour qu’Yves Bourron porte fidèlement à l’Algérie où il enseigna avec bonheur après l’indépendance. Ce troisième volume très réussi nous parait porter pour notre plus grand plaisir la marque indélébile d’un premier amour.

Yves Bourron est aussi l’auteur de biographies d’acteurs de terrain confrontés à l’arrogance ou à l’aveuglement du Nord et à la construction d’un monde nouveau dans des pays conservateurs, voire dictatoriaux. Rouge Montagnes apporte à notre sens un témoignage encore plus fort que ces ouvrages sur la lutte des gens de bonne volonté pour un monde fraternel. Justement parce que cette œuvre d’amour d’une lucidité exigeante et distanciée, mais aussi totalement incarnée, ne veut livrer aucun message. Le lecteur, en s’attachant aux passions et engagements d’honnêtes hommes qui veulent donner un sens à leur vie dans une Algérie violentée, comprend bien qu’il est vain de ressasser avec nostalgie les occasions manquées. Il n’y a pas de fraternité durable quand l’injustice est instituée et que la force réprime impitoyablement ceux qui sortent du rang qu’elle leur a assigné.

Gilbert Meynier (professeur émérite à l’Université de Nancy) et Jean-Loup Salètes (professeur d’histoire africaine). Confluences Méditerranée 79 (Automne 2011)