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Fils de cultivateur, Jamal est né dans le Souss marocain. Embauché à l Argentière (Hautes-Alpes), dans une entreprise d aluminium, il se révolte contre les conditions faites aux travailleurs immigrés. Quand l usine ferme, en 1986, il fonde Migrations & Développement (M&D). Constituée au départ de migrants, l association lance des multiples projets, dans les villages les plus reculés du sud du Maroc : électrification, accès à l eau, assainissement, école, échange de jeunes…Au début des années 2000, élargissant encore ses activités, M&D met en valeur les ressources économiques du territoire (safran, huile d argan, tourisme solidaire) et s engage dans la formation des acteurs locaux (élus, coopérateurs, jeunes migrants…). Ces multiples actions s appuient sur des Associations Villageoises, instances démocratiques. Et, avec Jamal ce combattant, c est tout un territoire qui s organise, résiste et prend sa revanche face au double pouvoir de la tradition et de l administration, souvent peu sensibles aux initiatives du terrain. (Livre traduit en arabe – février 2017).

 

Ils en parlent…

Ce livre n’est pas un livre d’Histoire. C’est une histoire, subjective, écrite à la première personne. Écrite ou plutôt contée, racontée. Une histoire qui nous parle du Maroc et de la France des années 70 à aujourd’hui. Une histoire sensible, où l’indignation face à l’injustice est intacte, du début à la fin. Une histoire pétrie des contradictions qui traversent toutes les faces de la migration. Jamal, dans sa vie, dans sa pensée, est au cœur de cette contradiction. Á sa façon, entière, il porte haut les termes de cette opposition… mais il est aussi dans le recul et l’analyse de ces contraires. Ainsi ce qu’il nous dit des sentiments contradictoires qui agitent les participants et leurs familles au moment du tri des candidats à l’émigration dans les années 70 : qui, des déclarés aptes ou des non-aptes au départ pour la France sont les victimes ? Les héros ? Les malchanceux ? Les chanceux ? Ainsi, de l’admiration pour la France qui cohabite tranquillement avec celle pour son père qui a participé à la lutte pour l’indépendance de son pays. Ainsi du paradoxe de la domination coloniale et de l’émigration dans le pays anciennement colonisateur. Ainsi du passage d’une société du Sud où la loyauté soutient les rapports sociaux au travers de relations assignées, majoritairement informelles et personnalisées… à une société du Nord où c’est la légalité, l’inscription formelle dans le droit, la dépersonnalisation des relations qui dominent les rapports sociaux. Le migrant doit jongler avec ces deux univers et avec les faiblesses de chacun d’entre eux : la loyauté au Sud a bien sûr ses défaillances, comme la légalité au Nord. On pourrait allonger la liste des contradictions.

En fait, tous les phénomènes migratoires peuvent se lire comme haut lieu de contraires, pour les migrants, pour leur pays d’origine, pour leur pays d’accueil : entre attachement au pays là-bas et nécessité d’insertion ici, entre la transmission des valeurs, de la langue et des coutumes aux enfants, et leur devenir comme enfants d’un monde globalisé… Ce sont aussi des contradictions qui se retrouvent du côté des sociétés d’accueil, entre vieillissement, chômage et besoin de main d’œuvre, entre intégration, mariages mixtes, replis communautaires et rejet de l’autre. Aux yeux de ceux qui sont restés au pays d’origine, les migrants sont jalousés pour leur richesse monétaire, souvent ostentatoire. Ils sont aussi accusés d’importer des fragments de modernité, de cette modernité qui disloque les liens dans les sociétés bloquées autour de la tradition… mais qui, mieux que la femme migrante, peut apporter réponse aux questions concernant la natalité que se posent les parentes restées au village ? Décidemment, les migrants ne transfèrent pas que de l’argent !

Cette position au cœur des contraires et des conflits qu’elle génère, Jamal l’assume jusqu’au bout, en fait une force. Mais ces contradictions sont sources de ruptures, de déchirements, de violences. Á l’échelle individuelle, Jamal est l’expression vivante du processus de développement compris comme une rupture avec l’ordre social établi, avec un système qui a fait ses preuves depuis des siècles, avec une certaine sécurité, une certaine stabilité, toutes deux produites et soutenues par la tradition. Et cette rupture douloureuse donne lieu à résistances, à conflits. Au fil des pages, il élabore ainsi, vue d’en bas et grâce à la quantité impressionnante d’informations et de connaissance qu’il recueille au fil de l’écoute attentive de ses multiples interlocuteurs, une vision de sa société traditionnelle et plus largement de la société marocaine et en déduit une stratégie de développement qu’il teste chaque jour depuis 25 ans au travers de l’action de Migration & Développement…

Pour tous ceux qui pensent que les sociétés du Sud ne sont pas des répliques défaillantes des sociétés développées, mais au contraire des sociétés qui tiennent et fonctionnent avec, tout à la fois, des valeurs et des facteurs de blocage, pour tous ceux qui pensent que le développement n’est pas la reproduction à l’identique des modes de fonctionnement et des institutions du Nord, cet ouvrage livre de précieux enseignements, élaborés sur une longue pratique, confrontés à la réalité. Plus que dans des milliers de pages des rapports de la Banque mondiale ou autre institution de développement, le lecteur trouvera dans le témoignage de Jamal des clés pour comprendre le Sud, avec ses complexités, ses aspects contradictoires, notamment la violence des ruptures que suppose le processus même du développement.

L’histoire de Jamal est d’ailleurs ponctuée de ruptures, de moments de violence qui le traversent, le blessent, le font réagir, réfléchir, rebondir. Vivre et agir à partir de ces moments, en faire des éléments dynamiques pour modifier les équilibres traditionnels, c’est faire fonction de passeur. Jamal, est un passeur de modernité, un passeur de développement. Un homme de colères aussi violentes que passagères, mais aussi… un boute-en-train, toujours présent pour jeter son énergie dans les chants et les danses lors des fêtes villageoises, des mariages, ou autres occasions que les berbères saisissent pour se rassembler autour des ahwach, ces danses traditionnelles de l’Atlas.

Jamal le passeur est aussi l’aventure d’Yves Bourron qui a recueilli cette histoire. Un homme d’écoute qui s’intéresse justement aux conflits, aux écarts, aux contradictions, un médiateur qui s’est voué au rapprochement de positions contraires sur de multiples terrains. Yves est actuellement administrateur de M&D et soutient, avec d’autres, cette aventure ouverte par Jamal il y a 25 ans. Son histoire avec les sociétés d’Afrique du Nord a commencé en Algérie au lendemain de l’Indépendance, quand, enseignant coopérant, il formait des jeunes que la guerre avait déscolarisés et déstructurés. Il avait été marqué par leur ardeur à apprendre, leur conviction, leur espoir aussi dans l’acquisition du savoir pour s’en sortir, individuellement et collectivement dans ce jeune pays qui avait si chèrement payé son indépendance. Cette attitude éclaire une idée fondamentale qui traverse l’ouvrage : l’aide ne prend sens que quand elle rencontre la volonté d’avancer des personnes aidées. Sur ces questions essentielles, les convictions d’Yves ont rencontré celles de Jamal. L’ambition de ce livre, par delà la narration au présent sur un homme remarquable, est de montrer que l’histoire, le développement, ne s’écrivent ni dans le ciel, ni sur les marchés, mais dans la volonté de réfléchir et d’agir collectivement.

Jacques Ould Aoudia, Économiste à la Direction Générale du Trésor du Ministère de l’Économie à Paris Président de M&D.